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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 18:46

I) ENFETCHORES

 

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     La Meije fait partie des sommets emblématiques que tout alpiniste rêve de gravir.

     Pendant longtemps, ella a été surnommée "La Grande Difficile" car il n'existe aucun itinéraire vraiment aisé pour en atteindre la cime. Gravie pour la première fois le 16 août 1877 par Emmanuel Boileau de Castelnau et le guide Pierre Gaspard, elle a été un des derniers grands sommets alpins à être vaincus et, fait exceptionnel à cette époque, par une cordée française.

     De nos jours, la Meije se réalise généralement "en traversée", c'est à dire que l'on gravit d'abord le Grand Pic au départ du refuge du Promontoire, sur le versant des Etançons, pour traverser ensuite toutes les arêtes jusqu'au Doigt de Dieu et redescendre sur le Refuge de l'Aigle, versant La Grave. Elle n'est plus considérée comme une course réellement difficile sur le plan technique, mais elle est soutenue dans son degré de difficulté, n'étant jamais tout à fait facile non plus, longue et exigeante au plan physique, souvent très aérienne.

     La Meije reste une grande course.

 

     Pour ma part, alpiniste de très modeste niveau, je n'avais envisagé l'ascension de cette montagne qu'en compagnie d'un professionnel, mais c'est une course qui coûte cher et j'avais toujours dû en reporter la réalisation.

     Mais à l'occasion de mon départ à la retraite, en septembre 2007, mes collègues et mes amis s'étaient cotisés pour m'offrir ce qui serait - provisoirement je l'espère ! - le couronnement de ma "carrière alpine" ! 

      C'était un beau cadeau. Cela m'a d'ailleurs fortement motivé pour entretenir ma condion physique de façon à être à mon meilleur niveau au jour "J" ! L'été 2008 diverses circonstances - indisponibilité momentanée de mon guide, météorologie défavorable - ont fait que la course n'a pas pu être réalisée.

      Mais à la fin du mois de juillet 2009, Frédéric Jullien, guide de Haute Montagne, m'a appelé pour me dire qu'il était disponible les 30 et 31 juillet et que les conditions météorologiques s'annonçaient excellentes.

 

     Le rendez-vous a donc été pris et, le 27 juillet, je me rendis à Villar d'Arène où j'intallai mon "camp de base". J'étais en excellente forme après un séjour de deux semaines dans le massif du Mont Blanc avec mon fils Charles, et toute une année de préparation régulière.

       Les deux jours précédant le départ pour la Meije, j'entretins ma condition sans forcer en faisant une sortie à VTT d'une grosse demi-journée le 28, et une modeste ascension, la Pyramide de Laurichard, au-dessus du Col du Lautaret le lendemain.

       Je ne voulais pas me fatiguer outre mesure, sachant que la Meije constituait, à mon âge, un certain défi physique !

 

      Afin d'éviter une longue et fastidieuse navette de voitures entre La Grave et La Bérarde, Frédéric m'avait suggéré de gagner le refuge du Promontoire par les Enfétchores et la Brèche de la Meije. Ainsi, l'on ne quittait pas le versant nord.

      J'ai accepté tout de suite cette formule qui me paraissait élégante ; de plus, rallier le Promontoire par les Enfétchores, avec le passage de la Brèche de la Meije à  plus de 3300 m, constituait déjà une course en soi et une bonne mise en jambes !

 

     Au matin du 30 juillet, mauvaise surprise : je me lève avec un violent mal de tête. Il est peut-être dû à la forte chaleur d'hier, et j'en suis très contrarié. Lorsque Frédéric me rejoint au camping vers 8 h, je lui fais part de ce problème et, comme en bon professionnel il a toujours de l'aspirine dans son sac, j'en prends immédiatement deux comprimés et nous nous mettons en route pour La Grave.

     Il n'y a pas grand monde au téléphérique ; une ou deux cordées qui, comme nous , montent à la Brèche de la Meije, deux autres qui partent gravir le Râteau ou le Pic de la Grave...

      Arrivés au Peyrou d'Amont, mon mal de tête a disparu ! Bienfaits de l'aspirine sans doute, mais j'ai là confirmation d'un fait maintes fois constaté : je ne fonctionne vraiment bien qu'au-dessus de 2000 m d'altitude ! 

      Et c'est une bonne chose, car pendant deux jours, nous allons nous balader bien au-delà !

 

      Pour gagner les Enfétchores, on commence par descendre un peu depuis la gare du téléphérique pour passer sous le Glacier du Râteau. C'est un début en douceur ; le sac n'est pas très lourd et je me sens bien, maintenant. Mes pensées toutefois naviguent entre l'enthousiasme et le doute : serais-je à la hauteur de cette entreprise ?

Techniquement, je ne me fais pas trop de soucis ; je sais que les difficultés sont à ma portée, prises isolément, mais en supporterai-je l'accumulation au fil de longues heures d'escalade ? Tiendrai-je le coup physiquement ?

       Je suis un peu inquiet, mais arrivés au pied des rochers des Enfétchores, il faut s'encorder et le terrain, désormais, va se charger d'accaparer toute mon attention et de mobiliser une bonne partie de mon énergie. Tant mieux ! La joie de vivre est dans l'action : agissons donc !

 

     Le cheminement à travers les Enfétchores est assez complexe. "Enfétchores",  dans le parler local, signifie d'ailleurs quelque chose comme "emmêlé", "empêtré", et c'est effectivement un peu "paumatoire"... Il faut être vigilant ; le terrain n'est jamais bien difficile  mais le rocher pas toujours très sain. On doit s'appliquer à suivre les quelques cairns qui jalonnent le chemin ; on avance ensemble, à corde tendue, Frédéric n'assurant que quelques passages plus délicats ou plus exposés.

     On arrive ainsi facilement au sommet des rochers pour prendre pied sur la partie supérieure du  Glacier de la Meije. Nous mangeons un petit morceau, puis nous commençons la remontée facile, peu inclinée, de ce glacier  ; le parcours est sans difficulté, mais il y a là quelques "pots" spectaculaires qui nous rappellent que l'on n'est pas dans un milieu particulièrement hospitalier et qu'il convient de faire attention! Une rimaye débonnaire, pratiquement fermée, est franchie peu avant les rochers donnant accès à la Brèche de la Meije, légèrement à gauche de celle-ci.

     Enfin, après un bref passage dans du rocher délité, nous prenons pied dans la Brèche elle-même, d'où nous découvrons la vue magnifique sur le Vallon des Etançons et le Refuge du Promontoire à un peu moins de 300 m de dénivelé au-dessous de nous.

 

      La descente vers le refuge est un peu scabreuse : évitant les dalles raides équipées de "rings" au milieu du couloir pour faciliter l'assurage, nous prenons plus à droite pour "gagner du temps" pensons-nous, mais nous n'avons peut-être pas fait un bon choix, car cette rive du couloir, assez raide également, est constituée de rochers et de pierrailles très instables qui nous obligent à beaucoup de précautions et la progression s'en trouve considérablement ralentie.

      Nous arrivons cependant sans encombres sur une petite portion glaciaire où traînent encore quelques crevasses sournoises puis, peu après, nous atteignons le bas du Promontoire d'où il ne nous reste plus qu'à grimper quelques mètres d'escalier métallique pour atteindre le refuge... Il est 13 h 50 ; nous avons mis un peu moins de cinq heures depuis le Peyrou d'Amont. C'est loin d'être un exploit, mais c'est raisonnable : cela laisse tout l'après-midi pour le repos et l'acclimatation à l'altitude !

 

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II) PROMONTOIRE

 

       "Le Promontoire" fait partie de ces refuges de haute-montagne où règne l'esprit de l'alpinisme !

       Bâti à 3092 m d'altitude au pied de l'éperon rocheux issu de l'angle sud-ouest du Glacier Carré, il est un des quelques refuges d'où l'on s'encorde sur la terrasse même pour attaquer immédiatement l'escalade. Henri Isselin, dans son excellente monographie de la Meije dit approximativement que "le premier de cordée attaque l'escalade tandis que le second s'encorde sur la terrasse et que le troisième finit son petit-déjeuner dans la salle à manger" ; c'est à peine exagéré !

       Toute la face sud de la Meije domine la cabane de sa masse imposante, et il est vrai que l'on se sent petit ; l'ambiance est saisissante !

 

       Arrivés au refuge, nous commençons par commander un plat de pâtes car le petit-déjeuner est loin et la faim se fait sentir. Puis, tandis que Frédéric est allé reconnaître le passage du Crapaud qu'il nous faudra demain escalader de nuit, j'observe  attentivement la façon dont s'y prennent les guides afin de ne pas trop "pinailler" le moment venu.

     Puis j'observe longuement la grande face rocheuse, essayant  de deviner le cheminement que nous allons suivre demain ; mais ce n'est pas facile, car l'on manque de recul. Alors je décide tout bonnement d'aller faire la sieste car je tiens à être parfaitement reposé demain. La tête ne me fait plus souffrir, les choses semblent se présenter sous de bons auspices.

 

      Il est près de 18 h lorsque je me réveille après avoir dormi plus de deux heures, et je me sens en grande forme.

     Nous préparons le matériel et le répartissons dans nos sacs à dos. Frédéric a pris deux brins de corde légers de 50 m chacun ; j'en porterai un pendant la montée au Grand Pic et nous les abouterons lorsqu'il faudra poser les rappels. C'est plus léger qu'une corde de 90 ou 100 m, plus pratique quand il s'agit de marcher "aux anneaux", et les manipulations sont plus commodes.

     Puis, à 19 h nous prenons place à table pour le repas du soir. Au menu, chili con carne !

     Ce n'est pas l'idéal avant une longue course en montagne et les effets dévastateurs, les dommages collatéraux occasionnés par la digestion de ce mets dans l'espace confiné d'un refuge de montagne devraient en interdire le service ! C'est du moins l'opinion de Frédéric qui se promet d'en toucher deux mots au gardien.

     Mais pour l'heure, le gardien se livre, au moment du dessert à un petit "speach" à l'attention particulière des cordées sans guide qui entreprennent l'ascension de la Meije pour la première fois.

     Le lever étant prévu à 4 h pour un départ avant 5 h, il faut grimper de nuit pendant environ une heure. L'itinéraire n'est pas évident à suivre et l'on peut perdre beaucoup de temps en recherches et errements divers. Le gardien signale donc aux novices que s'ils ne sont pas au niveau du Glacier Carré avant 10 h, il convient de se demander alors s'il faut continuer ou faire demi-tour. Car passé le Glacier Carré, la retraite par la face sud est plus compliquée et poursuivre par la traversée des arêtes risque fort de conduire à une chevauchée nocturne qui n'est certes pas dramatique en soi, mais peut s'avérer éprouvante pour les nerfs !

 

     Ces mises en garde ayant été faites, le gardien invite tout le monde à ne pas trop s'attarder avant d'aller se coucher, car la nuit sera courte... et la journée fort longue !

 

III) GRAND PIC

 

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       Quatre heures du matin. Branle-bas de combat ! Tout le monde est sur le pont et s'affaire fiévreusement. On s'habille en hâte et l'on descend, la lampe frontale vissée sur la tête pour avaler un petit-déjeuner hâtif. 

       J'ai fort bien dormi et je suis parfaitement reposé. En revanche, je n'ai pas grand faim et je dois me forcer pour manger un peu car il faut prendre des forces ! Je bois deux grands bols de café puis, à peine plus d'une demi-heure après le lever, je rejoins Frédéric sur la terrasse. Il fait doux, mais le ciel est dégagé et les prévisions météo sont bonnes. Pas de soucis donc de ce coté-là. Frédéric est déjà encordé ; je m'attache à mon tour et l'assure pendant qu'il attaque la première longueur de corde.

       Il franchit le passage du Crapaud avec une facilité déconcertante : c'est là que l'on reconnaît la maîtrise d'un professionnel !


      Ce passage, 30 mètres à peine au-dessus du refuge, sorte de bombement qu'il faut contourner par la gauche alors que l'on serait tenté de le franchir par la droite, n'est pas réellement difficile. Son nom vient sans doute de la position peu élégante que doivent adopter nombre de grimpeurs pour l'escalader. Il est coté III en difficulté rocheuse ce qui est à la portée de tout de monde, mais de nuit, les muscles encore froids et les yeux ensommeillés, il est la première épreuve que doit subir l'impétrant qui veut "entrer en Meije" ! Pour ce qui me concerne, je commence par être un peu empêtré, mais je n'hésite guère, toutefois. Une bonne prise à main droite, et le passage est surmonté rapidement. Je ne m'y suis pas fatigué, ce qui est important car la bataille sera longue et il y aura bien d'autres passages où je devrai, à coup sûr, m'employer sérieusement !

 

     L'arête qui fait suite ne présente pas de difficultés particulières et nous pouvons grimper ensemble, à corde tendue. La progression est régulière, l'itinéraire pour l'instant étant assez facile à suivre. Je trouve malgré tout notre marche un peu rapide et je suis légèrement essoufflé. Frédéric est guide, il est jeune et parfaitement entraîné, en pleine possession de ses moyens physiques et de sa technique, il a donc mis le gros braquet !

     Cependant je ne dis rien. J'arrive à suivre et je sais que j'ai besoin d'un certain temps d'échauffement avant de trouver mon second souffle. D'ailleurs au bout d'un moment cela va mieux ; j'ai trouvé la bonne cadence et suis maintenant tout à fait "entré dans le match". Complètement rassuré sur ma condition physique, nous arrivons bientôt au Campement des Demoiselles, large replat sur l'arête, au pied d'un ressaut vertical.

     Je cherche dans l'aube à peine naissante les Demoiselles en question, mais la réalité, brutale, me tire de mes fantasmes par une légère tension de la corde !


      Evitant le mur vertical, Frédéric, après un coup d'oeil sur son topo-guide, est parti sur la gauche en direction du Couloir Duhamel. Ce couloir est facile à gravir ; mais il exposé aux chutes de pierres qui, selon les conditions le balaient régulièrement. C'est un des rares passages de la Meije qui présente un danger objectif ; car la Meije, pour être coriace,  est une adversaire loyale : elle oppose ses défenses en toute régularité. Il n'y a là guère de pièges à déjouer et le grimpeur doit la conquérir par ses seules forces : sa compétence, son endurance et son courage.

       Lorsque nous sortons au sommet du couloir, le jour est levé. Un peu à droite, se trouve la Pyramide Duhamel, un cairn à l'endroit supposé où le pionnier français avait fait demi-tour après une reconnaissance menée en solitaire. Cette entreprise donne une idée du courage de ces précurseurs confrontés à l'inconnu, équipés d'un matériel bien moins performant que celui que nous utilisons de nos jours, et leur force de caractère impose le respect !

 

      Maintenant, nous sommes au pied de la Muraille Castelnau, et par un mouvement à droite nous escaladons la dalle du même nom qui nous permet de rejoindre une zône de vires à l'aplomb du Glacier Carré, l'eau de fonte qui s'en écoule  expliquant  le rocher parfois humide que nous rencontrons.

     Nous obliquons alors vers la gauche pour rejoindre le Dos d'Âne, autre passage caractéristique de cette ascension. Facile mais extrêmement aérien, il se situe à l'angle des faces sud et ouest de la Meije et donne au grimpeur l'impression de danser au-dessus du vide avec tout le Vallon des Etançons en toile de fond plusieurs centaines de mètres plus bas !

 

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     Ce passage surmonté, il faut revenir un peu à gauche, puis nous escaladons la Dalle des Autrichiens. Là, un dièdre-cheminée vertical se présente. C'est le passage  rocheux techniquement le plus difficile de la course et il est passablement athlétique !

     Bataillant bec et ongles, j'en viens à bout avec beaucoup de hargne, sinon d'élégance et en sors en soufflant comme un boeuf !

 

      Mais un boeuf n'a rien à faire ici ; seul l'âne de la crèche a trouvé place en ces hauts lieux ! Nous traversons maintenant de nouveau vers la gauche pour aller affronter le Pas du Chat, animal infiniment plus leste que les deux compères de l'étable sacrée... Ce passage, peu difficile au demeurant, est tout en finesse, un mouvement d'équilibre très aérien et particulièrement élégant quand on le passe bien. Je doute pour ma part d'avoir eu la grâce féline requise pour le franchir.

       Je l'ai passé toutefois rapidement et sans hésitation, ce qui somme toute est le principal ; n'en demandons pas trop !

        Ici prend fin la grande muraille, sur une vaste terrasse pouvant servir de lieu de bivouac et où l'on peut se reposer un peu.


        La course va alors changer de caractère : par un système de vires commodes, on effectue une traversée vers la droite qui nous conduit à l'angle sud-ouest du Glacier Carré. Cette caractéristique topographique est ce qui fait la particularité de la face sud de la Meije ; sans son Glacier Carré, la Meije ne serait pas tout à fait la Meije !

       Il ne s'agit pas d'un glacier, d'ailleurs, mais plutôt d'un gros névé suspendu entre le Grand Pic et les soubassements verticaux de la face sud. Incliné à 45°, parfois en glace, on le traverse en suivant son bord, le long des rochers de sa rive droite ce qui est moins élégant mais beaucoup plus sûr que de le traverser directement en diagonale !

      Nous chaussons donc les crampons, empoignons le piolet et attaquons la remontée du Glacier Carré. Il y a une bonne trace, les conditions sont excellentes aujourd'hui, et nous atteignons sans difficultés la brèche entre le Grand Pic à droite et le Pic du Glacier Carré à gauche.

 

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      Et l'on débouche soudain sur le formidable à-pic de la face nord de la Meije, au-dessus de La Grave. Ici se situe sans doute l'un des passages les plus spectaculaires de la course : le célèbre Cheval Rouge ! Il s'agit en effet de chevaucher, au sens strict du terme, ce destrier de roc, un pied du côté des Etançons, l'autre au-dessus de la Romanche. Le vide est omniprésent, tangible, le passage vertigineux en diable !

     A vrai dire, il est beaucoup plus impressionnant que difficile et, confiant dans la corde qui me relie au premier de cordée, je m'y attarde même avec complaisance, savourant l'instant magique avec gourmandise, et je m'élève sans hâte le long de l'arête sommitale qui devient moins raide mais toujours extrêmement aérienne.

     Et soudain c'est le sommet. Plus rien au-dessus de soi que le grand ciel bleu. Je suis au sommet du Grand Pic ! La petite Vierge sculptée qui veille sur les alpinistes semble me sourire.

      Et moi, je danse avec les anges !

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IV) DOIGT DE DIEU    

 

     Il n'est pas tout à fait dix heures. Notre allure a été raisonnable, pas spécialement rapide, ni lente non plus.

     Pendant que nous restons un moment au sommet et que nous mangeons un morceau, Frédéric me dit qu'il voulait être au sommet du Grand Pic à midi au plus tard, ce qui explique la cadence un peu élevée adoptée au départ ! Et lorsqu'il a vu ensuite que je ne suivais pas trop mal et que l'horaire serait tenu, il a adopté une allure plus modérée mais régulière, sans arrêts excessifs.

     Nous sommes donc largement dans les temps ! Maintenant, la suite s'annonce comme une longue chevauchée d'arêtes constituée de montées et de descentes parfois en rappel avec quelques passages en face nord où la neige est présente.

     Cette traversée s'chèvera au sommet de l'impressionnant Doigt de Dieu qui, tout au bout, pointe vers l'infini.

      Vu d'ici, il est inquiétant !

 

     Mais pour l'instant, il faut d'abord gagner la Brèche Zsigmondy. Nous descendons d'abord en désescalade puis Frédéric aboute les deux brins de corde pour poser le premier rappel qui nous permettra de prendre pied sur la brèche.

      Il descend le premier, auto-assuré au "Prussik" et je prends le même chemin dès qu'il est arrivé en bas et qu'il a libéré la corde. Ces rappels sont impressionnants car ils dominent la face nord et la sortie du raide Couloir Gravelotte. Tout se passe bien : pas d'incident, pas de coincements de corde ; il est vrai que les relais sont bien équipés.

    Parvenus à la Brèche Zsigmondy, nous devons rechausser les crampons que nous ne quitterons plus maintenant jusqu'à l'arrivée au refuge de l'Aigle, et nous nous dirigeons vers le premier câble, en pleine face nord.

    Avant l'effondrement qui a modifié la physionomie de la Brèche Zsigmondy, on gravissait directement la Dent du même nom ; mais depuis, la difficulté est plus grande et l'on est obligé de la contourner par la face nord. C'est le passage le plus technique de toute la course : suivant les conditions, neige ou glace vive, il peut être très délicat et les guides l'ont équipé de câbles afin de le faciliter et surtout de le rendre plus sûr !

     Sans cela, nombre de leurs clients seraient bien incapables de franchir ces passages.

     

     Aujourd'hui, nous avons de la chance : les conditions sont bonnes. Il y a peu de glace et je n'ai guère de difficulté à descendre le long du premier tronçon de câbles.

     La suite est plus compliquée : elle se présente sous la forme d'une cheminée presque verticale de 70 m de haut. Mais j'ai bien observé la façon dont Frédéric s'y est pris. Grimpant au maximum sur mes pieds et utilisant les pointes avant de mes crampons, m'équilibrant au câble à droite et sur mon piolet à gauche, j'évite surtout de me tracter comme une brute à la force des bras, car à cette altitude de près de 4000 m, un effort aussi violent m'épuiserait très rapidement.

      Je parviens donc au sommet de ce passage-clé, redoutable et redouté, assez content de moi car je ne m'y suis pas trop "vidé"... Il est vrai qu'avoir la corde devant soi change beaucoup de choses : libéré de beaucoup d'inquiétude, on ne subit pas de stress particulier et l'on peut se concentrer sereinement sur les bons gestes techniques ! Si j'avais eu à gravir ce passage en tête, je serai probablement sorti au sommet dans un état de décomposition très avancée...

 

     Mais pour l'heure, c'est à nous d'avancer. Devant nos yeux se présente l'enfilade aérienne des 2ème, 3ème et 4ème Dents que nous devrons escalader l'une après l'autre avant de nous présenter au pied de l'implacable Doigt de Dieu, jugement dernier de cette grande épreuve initiatique !

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    Un fameux parcours qui se présente là ! Un moment, après une traversée très aérienne sur le taillant entre la deuxième et la troisième Dent, je glisse soudain et me rattrape in extrémis au dessus du vide formidable de la face sud ! Une violente montée d'adrénaline me rappelle brutalement que je ne suis pas en train de batifoler distraitement sur un sentier débonnaire du Luberon, et qu'il convient de faire gaffe !

     Je prends acte avec humilité de cet avertissement sans frais et me reconcentre immédiatement sur le sujet du jour et son objectif : arriver entier au Doigt de Dieu et, si possible, au-delà.

       Frédéric sourit. Certes, il aurait à coup sûr enrayé ma chute, mais la perspective d'aller pendouiller comme un jambon au-dessus des 1000 m de vide de la face sud n'éveillait chez moi qu'un enthousiasme mesuré.

       Il est vrai aussi que je ne suis guère habitué à escalader des rochers crampons aux pieds, et que j'ai la démarche aussi gracieuse et alerte qu'un manchot Empereur sur la banquise de l'Antarctique...

 

      Une autre passage est particulièrement impressionnant : c'est celui de la photo ci-dessus, la descente de la 4ème Dent. Au début, Frédéric voulait que je tente ce passage en désescalade, pour gagner du temps, mais devant ma mine dubitative, il a vite compris que j'apprécierais au plus haut point la pose d'un rappel et que je lui en vouerais une reconnaissance éternelle.

      Car la pente est extrêmement raide, verglacée par endroit et domine ce coup-ci les à-pics considérables de la face nord !

      Ce redoutable toboggan est donc finalement et raisonnablement descendu en rappel. D'ailleurs, j'ai vu que toutes les cordées avaient fait de même ; voilà qui me rassure : je ne suis pas plus couard que les autres - ni plus vaillant non plus !

       La suite est sans difficultés ; et plus on se rapproche de Dieu - enfin, de Son Doigt - plus il me semble accessible. La foi augmente sans doute avec l'altitude... 

      Et puis, vers 16 h, après une dernière montée assez raide sur le versant nord du Doigt de Dieu nous foulons enfin le sommet oriental des arêtes de la Meije.

 

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V) AIGLE

 

     Cette fois, j'ai vraiment l'impression que le plus dur est fait.

     Sans doute, on a coutûme de dire, en alpinisme, que la course n'est achevée que lorsque toutes les difficultés sont derrière soi et que l'on foule en fin le bon sentier "à vaches" qui vous ramène à la vallée, mais là, sur le sommet étroit du Doigt du Dieu, je ne peux m'empêcher de ressentir le sentiment de l'accompli.

       Avant d'attaquer la descente, je fais un dernier tour d'horizon pour fixer définitivement dans mon souvenir cet intant d'aboutissement et je bois une gorgée à ma gourde. Je crève de soif !

       En fait, c'est ce dont j'aurai le plus souffert pendant cette traversée : je n'avais emporté que deux litres d'eau et il n'y a aucun moyen de se ravitailler en route, à part peut-être quelques filets d'eau de fonte de névés ; c'est très insuffisant et j'ai la gorge desséchée, douloureuse même lorsque je déglutis.

        Mais bientôt, je pourrai faire le plein  au refuge de l'Aigle !

 

     Le premier rappel - qui peut d'ailleurs de désescalader, mais c'est très exposé et je ne suis pas sûr que l'on y gagne du temps - nécessite 40 m de corde.

      Cette plongée dans la face nord est assez aérienne, mais qu'est-ce qui n'est pas aérien lors de la traversée de la Meije ? Le "gaz" est omniprésent et l'on finit par y être complètement accoutumé !

      Nous séparons bien les deux brins de corde, car nous avons toujours la crainte de la coincer ce qui entraîne toujours des complications désagréables et tout se passe bien pour le premier rappel, mais au deuxième, au moment où Frédéric tire sur un des deux brins pour la rappeler, la corde reste bloquée une quinzaine de mètres au-dessus de nous.

      C'est contariant et désagréable mais point dramatique, et je me prépare déjà à assurer Frédéric sur le brin libre pour qu'il puisse remonter décoincer la corde lorsq'une cordée d'Espagnols qui nous suit depuis la Bréche Zsigmondy s'apprête à descendre elle aussi en rappel.

      Comme je parle bien la langue de Cervantes, je demande aux deux Ibériques - en fait des Catalans - de bien vouloir décrocher notre corde au passage et nous la laisserons en place pour le dernier rappel ce qui leur épargnera une manip' et leur fera gagner du temps.

 

      L'affaire étant entendue ainsi, Frédéric récupère la corde et nous continuons à descendre jusqu'au dernier rappel, celui qui permet de prendre pied sur le Glacier du Tabuchet en franchissant la rimaye.

       Celle-ci est largement ouverte, et quand Frédéric me signale que le rappel est libre, je m'élance à mon tour dans la pente d'abord rocheuse, puis en neige inclinée à plus de 50°.

        Lorsque j'arrive au-dessus de la lèvre supérieure de la rimaye, je m'aperçois que celle-ci surplombe le bord inférieur de plus de quatre mètres ! J'ai tiré tout droit sans m'apercevoir que je n'arrivais pas au meilleur endroit de la rimaye, celui où elle est le plus étroite !

       Il est trop tard pour corriger la trajectoire. Alors je décide de m'élancer franchement par un bond audacieux "en fil d'araignée" au-dessus de la large ouverture béante de la rimaye, espérant que mon élan me permettrait d'atteindre la pente de neige débonnaire qui fait suite.

      Mais j'ai mal calculé mon coup et, en plein milieu de la grande crevasse, je sens qu'un mouvement  de balancier me ramène inexorablement vers les profondeurs bleutées où je vais à coup sûr m'engouffrer !

 

      Heureusement, j'en suis quitte pour une nouvelle montée d'adrénaline car Frédéric veillait au grain : par une tension sur la corde, il interrompt ma descente au-dessus du gouffre puis, relâchant progressivement cette tension pour  permettre à mon descendeur de continuer à coulisser, il me ramène doucement en lieu sûr comme un gros poisson pris à la ligne !

      Cette fois, il n'y aura plus de difficultés ; nous rangeons un des brins de 50 m dans le sac à dos, nous encordons sur l'autre et commençons à descendre les grandes pentes faciles qui conduisent au Refuge de l'Aigle. Celui-ci est désormais visible sur la droite, sur son éperon rocheux et le glacier, peu crevassé dans ce secteur, autorise une progression rapide et sûre.

 

      Tout en descendant ainsi, l'esprit dégagé et un peu euphorique, je me demande si mes enfants, arrivés la veille à Ailefroide, seront montés à ma rencontre jusqu'au refuge comme Charles me l'avait dit, et surtout s'ils auront eu la patience de m'attendre car il est maintenant un peu plus de 17 h !

      J'en doute un peu car la journée a dû être longue puisqu'il sont montés à coup sûr assez tôt dans la matinée mais soudain, alors que nous ne sommes plus qu'à un quart d'heure environ du refuge maintenant bien visible, j'aperçois deux petites silhouettes qui dévalent en courant vers le bord du glacier : ce sont eux !

 

      Mon coeur bondit dans ma poitrine ; le bonheur est total. Lorsque nous rejoignons Charles et Rémi à proximité du refuge de l'Aigle, il ne peuvent pas savoir à quel point je suis heureux. Je ne le montre pas, mais je suis extrêmement ému et me contente d'un sourire un peu fatigué car la course a été longue !

      Pour de tels moments de bonheur simple et glorieux, la vie vaut la peine d'être vécue.

 

     Nous prenons une vingtaine de minutes de repos au Refuge de l'Aigle, une modeste cabane accrochée à 3400 m d'altitude où règne une ambiance très forte avant de nous lancer dans l'interminable descente sur Villar d'Arène.

       Dès que les dernières difficultés des rochers du Bec de l'Homme sont dépassées,

Frédéric continue la descente à grande vitesse en compagnie de Charles qui le ramènera en voiture jusqu'à La Grave.

       Quant à moi, mes 57 ans ne me permettant plus d'effectuer une descente de 1700 m de dénivellation en courant, je regagne le camping en compagnie de Rémi où nous retrouvons Charles, à la buvette, alors qu'il fait complètement nuit !

 

       Finalement, je n'ai pas trop souffert au cours de cette longue descente et seuls les trois derniers quarts d'heure m'ont paru un peu longs. Certes, je suis fatigué - le contraire serait étonnant après 17 h de traversée - mais je suis loin d'être épuisé !

      Et devant un verre de bière durement gagné, je fais déjà d'autres projets de conquêtes...

 

P1040994.JPG

 

Lien photographique : http://picasaweb.google.fr/vieuxloup52/GRANDPICDELAMEIJEETTRAVERSEEDESARETES#

 

Lien poétique : http://www.a-bras-le-coeur-marcelorengo.com

(article : Sur les traces du Père Gaspard)

     

 


 

            




 

       

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